Même si on peut penser qu’il n’intéresse véritablement qu’une poignée de gens, le débat sur la laïcité et la place de la religion dans l’espace public touche, en réalité, plusieurs aspects fondamentaux de la vie en société à notre époque et soulève les passions d’un grand nombre de gens. Contrairement à ce que l’on a souvent tendance à penser, les prises de position sur ces questions ne sont directement déterminées par des valeurs différentes mais par des conceptions différentes de la réalité.
Il est fascinant de constater qu’on peut anticiper les comportements, les valeurs et les jugements selon le point de vue adopté : magique, mythique, moderne, postmoderne ou transrationnel (j’y reviendrai).
Un des problèmes des sociétés actuelles, et principalement des sociétés occidentales, est que ces différents points de vue coexistent à une échelle jamais atteinte auparavant. Au Québec, la coexistence est principalement due à l’augmentation des flux migratoires vers les pays occidentaux mais, ailleurs, elle une conséquence directe de la «mondialisation».
Pour comprendre comment on aborde le débat sur la laïcité, j’ai parlé de points de vue magique, mythique, moderne, postmoderne et transrationnel. J’utilise le terme «transrationnel», que je dois à Ken Wilber, pour désigner un point de vue qui accepte la rationalité de tous les points de vue apparus précédemment dans l’histoire mais détermine leurs limites et précise leur sphère de validité. Pour bien faire, il faudrait également raffiner l’analyse encore plus en montrant quelles dimensions de la réalité sont privilégiées par ces points de vue, mais ceci allongerait encore un blogue déjà outrageusement long.
Comme on le soupçonne peut-être, les points de vue ne sont pas simplement juxtaposés sur le même plan, mais indiquent une évolution. Grosso modo, on peut dire que cette évolution permet toujours plus de complexité, de profondeur et d’universalité. Mais les points de vue magique, mythique et moderne ne voient pas l’évolution et nient simplement la validité des points de vue différents. Pour eux, il y a seulement d’autres points de vue à combattre parce que faux. Le point de vue postmoderne accepte qu’il y ait plusieurs points de vue mais a parfois de la difficulté à apercevoir l’ordre apparent au point de vue transrationnel.
On a une démonstration limpide de tout cela dans Le Québec en quête de laïcité, un recueil de textes paru il y a quelques semaines. Outre un panorama assez complet des points de vue, l’intérêt de cet ouvrage est de permettre de faire sens des arguments soulevés pour peu qu’on identifie le niveau de discours qui les sous-tend et ce qu’ils autorisent à penser.
Un consensus: la nécessaire laïcité de l’État
Le premier texte, signé par le sociologue Guy Rocher, tente de définir ce que doit signifier, en pratique, la laïcité de l’État, un principe sur lequel existe un large consensus. Cette laïcité pourrait se résumer en deux points : l’État ne se mêle pas de religion et la religion ne se mêle pas de l’État; l’État respecte l’égalité morale des individus et protège leur liberté de conscience et de religion. M. Rocher, significativement, n’aborde les choses que sous le premier angle.
Et le litige apparaît lorsqu’il pose comme condition de la laïcité de l’État que son personnel et celui des institutions publiques s’abstiennent de faire part de ses convictions religieuses en portant des signes ou vêtements ostentatoires. Cette condition est problématique parce qu’elle touche des individus plutôt que le collectif (institutions, lois, immeubles).
M. Rocher parle d’une «étrange distinction entre l’institution, qui est neutre, et les personnes qui jouissent de la liberté de conscience». À sa face même, la distinction entre le collectif et l’individuel n’est pas étrange mais élémentaire. Le collectif concerne des artefacts (lois, cérémonies, institutions, objets) qui n’ont aucune des caractéristiques d’une personne: conscience, sentiment, pensée, droits, obligations, etc. C’est la source même du problème. Une série de questions surgissent: un agent de l’État respecte-t-il ou non la neutralité de l’État en arborant un signe religieux quelconque? L’État brime-t-il la liberté de conscience de son personnel en lui interdisant de porter un signe religieux?
Comme le dit M. Rocher, le fait de porter un signe religieux ne rend pas l’agent moins objectif personnellement et «la neutralité religieuse, aussi bien que politique et idéologique, fait partie du statut du fonctionnaire au service de l’État». Mais ce qu’implique la «neutralité» religieuse n’est pas aussi simple qu’on le croit. Ce qui importe, fondamentalement, est que l’agent agisse de manière professionnelle, sans discrimination. On ne peut vraiment pas se contenter d’une «apparence de neutralité».
Il est évident, cependant, que cette «apparence de neutralité» importe à la vision moderne. Car ce point de vue associe souvent le port de signes religieux à l’affirmation de la «supériorité» des principes religieux sur le contrat social de la modernité. Dans sa version extrême, il considère même la religion comme des «inepties idéologiques». Mais ce qui apparaît comme une affirmation de supériorité à la modernité (qui elle se considère clairement «supérieure» à la religion) n’est pas «supérieur» de la même manière du point de vue mythique. Si les livres sacrés prescrivent le port du voile, de la barbe, du turban ou de la kippa, cela ne se discute tout simplement pas. Par ailleurs, pour les gens immergés dans un point de vue mythique, la notion de «choix», dans ce domaine, est inexistante: les choses sont ainsi et il est impossible au sujet de se penser hors de ce contexte. Les points de vue mythique et moderne sont mutuellement exclusifs et donnent lieu à des positions rigides, ayant un caractère absolu.
Prenant un point de vue postmoderne, comme le fait Daniel Weinstock dans un autre texte du recueil, je peux me borner simplement à noter la présence ou l’absence de signe religieux, sans préjuger ce que cela signifie vraiment pour la personne qui est en face de moi. J’oserai avancer que pour la transrationalité, le signe religieux révèle d’abord le besoin humain de transcendance. Il ne constitue pas un passif affectant la «neutralité» exigée des agents de l’État.
Le point de vue transrationnel est très minoritaire dans la société québécoise actuelle et le point de vue postmoderne, plutôt indifférent à la question, rallie une bonne partie de la population. Beaucoup de gens sont certainement plus à l’aise avec l’«apparence» de neutralité religieuse mais cette préférence semble surtout liée à la perception négative de l’appartenance religieuse, une observation partagée par la plupart des intervenants dans le débat.
L’État brime-t-il la liberté de conscience de son personnel en lui interdisant de porter un signe religieux? Cela est-il discriminatoire? L’interdiction exclut-elle des personnes sur la base de leurs croyances et peut-elle contribuer à les ghettoïser? À toutes ces questions, il faut répondre oui, en ce qui concerne les personnes attachées à un point de vue mythique, c’est-à-dire aux prescriptions des textes sacrés ou ce qui est considéré comme tel. Pour les autres, ayant fait le saut au point de vue moderne, postmoderne ou transrationnel, l’exigence pourra apparaître «raisonnable», mais pour trois raisons différentes: parce que la société doit réguler la religion pour les modernes; parce que les religions n’ont qu’une dimension intime et personnelle pour les postmodernes; et parce que les signes religieux n’ont aucune importance concrète pour les transrationnels.
Évidemment, les discriminations potentielles ne concernent concrètement qu’un très petit nombre de personnes mais nous sommes ici dans les principes et le nombre réel n’a pas d’importance.
Les signes religieux dans le système scolaire
M. Rocher note que le système public d’enseignement non confessionnel est une institution qui exige la réserve du personnel en ce qui a trait à leurs convictions religieuses. Il existe un large consensus sur ce point.
Dans ce contexte, la question devient: est-ce que le simple signe d’une appartenance religieuse, idéologique ou politique constitue une brèche dans le devoir de réserve? On peut répondre oui, si ce devoir est interprété au sens strict et au premier degré. Mais on peut aussi se demander si exiger de camoufler toute appartenance religieuse est un moyen de faire l’apprentissage du pluralisme, ce qui est également le rôle de l’école.
Imaginons un instant une école où le personnel enseignant porte le signe d’une appartenance religieuse: croix, foulard, barbe, kippa, étoile raélienne, tresse rasta, bindi ou tilak hindou, etc. Quelle est la réaction devant une telle diversité? N’est-il pas préférable de constater les «appartenances» de chacun plutôt que d’en faire un tabou? Est-il seulement possible d’avoir une position fondamentaliste dans un tel contexte?
Pour M. Rocher, la laïcité dite «ouverte», qui permet les signes de l’appartenance religieuse chez les employés de l’État et, en particulier, chez les enseignants, constitue un recul historique de la déconfessionnalisation des institutions publiques. Ce point de vue est valable, mais seulement si on considère que les signes religieux révèlent la tentation de soumettre la vie publique aux normes religieuses. La société québécoise, dans sa large majorité, n’en est plus là.
Certes, les discours fondamentalistes existent encore mais les conceptions mythiques à la base du fondamentalisme sont très minoritaires dans notre société, elles ne sont pas capables d’imposer leurs diktats et le seront de moins en moins, suivant en cela un mouvement qui a commencé depuis au moins six siècles.
Les limites aux accommodements raisonnables
On reproche à la laïcité «ouverte» de ne pas poser de limites aux accommodements accordés, ou qu’il est difficile de les définir et compliqué de trancher. Or il y a déjà des limites reconnues: sécurité, égalité des sexes, fonctionnement d’une institution, respect des principes constitutifs de la société (démocratie, liberté de conscience, etc.). Daniel Weinstock s’attache essentiellement à définir la nature de ces limites et à tenir une position d’équilibre entre les droits individuels reconnus dans les Chartes, la laïcité de l’État et la reconnaissance réelle du pluralisme. Françoise David, plus loin, a les mêmes arguments.
Les chartes des droits et libertés sont des discours de niveau moderne et postmoderne. Les demandes d’accommodements religieux proviennent essentiellement de discours de niveau mythique où le soi doit se conformer à la règle du groupe auquel il s’identifie. Les demandes d’accommodement ne sont jamais dirigées directement contre la laïcité de l’État. Elles n’exigent pas que l’État se conforme à une prescription religieuse, mais simplement qu’il la permette.
Il y a forcément une inégalité et une asymétrie dans les positions: d’un côté, on permet, de l’autre, on oblige (voile, kippa, foulard, etc.). Cette asymétrie dérange beaucoup le point de vue moderne. Et parfois la demande est fondée sur des principes contraires aux principes constitutifs d’une société, par exemple celui de l’égalité entre les hommes et les femmes. Est-ce que la demande d’avoir un examinateur masculin ou féminin pour passer un examen de conduite automobile va à l’encontre de ce principe d’égalité?
On peut considérer cette demande comme une préférence, au même titre qu’une femme peut demander qu’un examen gynécologique soit fait par une femme plutôt qu’un homme, sans remettre en question le principe de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Bien sûr, chacun sait que les motifs de ces demandes sont fondés sur des raisons de niveau différent et des principes opposés. Pour les hassidim ou les musulmanes, la raison est de niveau mythique (les hommes et les femmes ont des positions différentes dans la création, la règle divine ordonne un comportement particulier), pour la femme moderne, c’est plutôt une manifestation de sa liberté de choix et de ses préférences personnelles. Et pour nous, nous référant à un point de vue moderne, postmoderne ou transrationnel, c’est essentiellement le motif qui pose problème et non la réponse à la demande comme telle puisque d’autres motifs nous sont acceptables.
Par contre, l’accueil de cette demande est une illustration limpide de l’inclusivité de la société postmoderne envers différents types de discours qui, eux, n’ont pas cette tolérance. Il devrait être manifeste que la valeur, l’avantage et la «supériorité» de la société postmoderne se trouvent précisément là et que cette inclusivité doit être défendue sans compromis. Autrement dit, les discours de niveau mythique et moderne ne peuvent pas imposer leur loi.
La limite aux accommodements serait clairement atteinte si, par exemple, les hassidim réclamaient d’obliger les femmes à s’asseoir à l’arrière des autobus comme ils ont tenté de le faire en Israël. Ou lorsqu’un maire oblige tout le monde à écouter une prière au début des séances du conseil municipal. Tant que ces demandes ne constituent pas une atteinte aux libertés des autres, n’imposent pas un comportement, n’entravent pas le fonctionnement des institutions, et ne remettent pas en question les principes constitutifs de la société, il n’y a pas de raison fondamentale de les refuser.
La question de l’intégration
Une des thèmes secondaires des discussions sur la laïcité est celui de l’intégration des immigrants. La question est de savoir si l’intégration des nouveaux arrivants est facilitée ou retardée en permettant le port de signes ou de vêtements religieux. Les deux parties arrivent à des conclusions opposées.
Par exemple, Daniel Baril, un ancien président du Mouvement laïque québécois, ne croit pas que les accommodements facilitent cette intégration. «Est-ce que l’érouv d’Outremont a permis une meilleure intégration des hassidim? […] Peut-on penser que le hijab peut être perçu, par un non-musulman ou même par un musulman progressiste, comme un désir de rapprochement?», demande-t-il? Et de conclure: «Les accommodements religieux accentuent les différences et, à l’évidence, marginalisent encore davantage ceux qui les obtiennent…»
On peut facilement observer que tous ces accommodements permettent aux gens de sentir qu’ils ont droit, tels qu’ils sont, à une place dans la société. C’est une illustration bien concrète du respect de l’égalité morale des individus. D’autre part, permettre à quelqu’un de porter le hijab, la kippa ou le turban au travail est, à l’évidence, une meilleure façon de favoriser son intégration que de lui refuser ce travail. Et quand on sait que le travail est le meilleur gage de l’intégration des immigrants, le choix est facile à faire.
On doit cependant reconnaître avec M. Baril que toutes ces mesures ne se traduisent pas nécessairement par un changement de moeurs ou de points de vue. Les hassidim sont une secte vivant en marge de la société et cherchent à se prémunir de toute influence extérieure. Mais refuser des demandes qui n’obligent pas les autres citoyens les marginaliserait objectivement en limitant encore plus leur participation à la société. Les accommodements pour des motifs religieux n’accentuent pas les différences, ils font une place à la différence et permettent une intégration minimale à la société, ne serait-ce que moralement. Il est cependant évident qu’obliger les hassidim à se déplacer à pied, en leur refusant de passer un permis de conduire avec un examinateur masculin, empêche même l’intégration minimale.
Contraindre, refuser ou permettre
À lire les contributions de Daniel Baril, Marie-Michèle Poisson et Louise Mailloux, tous trois militants actifs de la laïcité, ceux-ci partagent un certain nombre de positions: la religion et les valeurs qu’ils lui associent sont perçues négativement (inepties idéologiques, valeurs rétrogrades, sexisme, etc.); la modernité est légitimée d’imposer ses exigences à la religion parce qu’elle a préséance sur les préceptes religieux; l’intégration ne peut se faire que par la soumission aux principes de la laïcité.
Il s’agit là, évidemment, de positions typiques (et extrêmes) de la modernité, mais il est impossible de nier qu’ils décrivent une partie de la vérité. Le problème est de tenter de faire de vérités partielles une vérité absolue. Leur «foi» est matérialiste et exclusive et, à la différence des postmodernes, ils ne sont pas capables de s’en rendre compte. Ceci les amène à une position contradictoire: pour forcer l’inclusion, il faut exclure. Comme si on pouvait amener quelqu’un à changer son point de vue ou sa croyance en lui imposant un comportement. N’est-ce pas là une façon de faire similaire à celle du point de vue mythique qui croyait «convertir» les gens à la pointe de l’épée?
Ce qu’on appelle la «laïcité républicaine» qui, entre autres, interdit de manière assez stricte le port de signes religieux dans l’espace public, est une image inversée de la mainmise des églises et de la religion à une autre époque, dans un autre contexte. C’est pourquoi ce modèle est loin d’être la seule réponse à la nécessaire laïcité de l’État. Sur ce point, la démonstration d’André Baubérot et de Micheline Milot, dans Laïcités sans frontières, est convaincante. Est-ce la raison pour laquelle Baril, Poisson et Mailloux n’en font pas mention et ne la réfutent d’aucune façon? Je l’ignore mais ce silence est une faiblesse de plus dans une argumentation qui perd toute sa portée à force de vouloir s’imposer plutôt que de convaincre.
Pourquoi accommoder?
Dans un autre texte, Jean-Marc Piotte, ancien professeur de science politique à l’UQAM, se demande, à propos des juifs hassidim: «Mais pourquoi la société devrait-elle accommoder des communautés qui refusent tout accommodement?» Il se borne à poser la question mais ne répond pas. Une réponse possible est que la pensée postmoderne ou transrationnelle, en faisant preuve de recul critique, peut le faire alors que la pensée mythique, enfermée dans l’autoréférentiel, ne le peut pas. On pourrait illustrer métaphoriquement les deux positions en faisant dire à la pensée postmoderne: «Il est interdit d’interdire» et à la pensée mythique: «Il est interdit de permettre». La pensée postmoderne peut tolérer la pensée mythique alors que l’inverse n’est pas vrai. La limite est évidente: la pensée mythique ne peut imposer sa règle à la postmodernité, c’est-à-dire l’interdire, ce qui constituerait clairement une régression.
D’une certaine manière, ou du moins chez certains de ceux qui s’en réclament, la pensée moderne, nourrie du préjugé matérialiste et scientiste, s’enferme dans une autoréférence tout à fait semblable à celle du discours mythique. C’est pourquoi elle peut être aussi intolérante que la pensée mythique et tenter de la faire disparaître tout simplement, comme on l’a vu dans les expériences communistes. C’est à partir du stade postmoderne qu’on commence à relativiser réellement le savoir associé aux visions du monde et aux diverses méthodes d’investigation.
Jean-Marc Larouche, professeur de sociologie et de science des religions à l’Université du Québec à Montréal, identifie bien la transformation exigée des religions pour qu’elles s’adaptent à ce qu’il appelle la société postséculière: «[les traditions religieuses doivent pouvoir], sans relativiser leurs propres vérités, moderniser leur foi en adoptant une conscience autocritique de leur propre tradition, une position non exclusive. Cette modernisation de la foi religieuse est une condition de l’insertion de celle-ci dans l’espace public.» Ce que décrit M. Larouche est le passage de la pensée mythique à la pensée moderne et postmoderne, celles qui font une place à toutes les formes de science dans le raisonnement.
Un des textes les plus porteurs du Québec en quête de laïcité est celui de Françoise David, présidente et co-porte-parole de Québec Solidaire. Elle identifie bien les dérapages intolérants d’un certain discours de la modernité en déplorant qu’on utilise «l’anathème, l’ironie méchante, l’insulte, voire la diffamation». Elle note avec justesse que les «demandes d’accommodements religieux ne concernent qu’une très petite minorité, en plus des Québécois et Québécoises dits de souche.» Autrement dit, elle estime que les conceptions mythiques à la base des demandes d’accommodements ne sont pas en mesure d’imposer leurs diktats à la société.
Mme David se montre donc très ouverte envers le port de signes religieux chez les employés de l’État, en évoquant principalement des arguments liés à l’intégration des personnes qui les portent, mais aussi d’autres dimensions mentionnées précédemment. Sur ce point, je pourrais quasiment dire, Françoise David, ma soeur. Elle est aussi la seule qui réclame «un débat bien organisé dans toute la société québécoise», à peu près certaine que cela permettrait l’émergence d’un consensus (et non d’une unanimité) qui permettrait à la société d’avancer.» Sur ce point aussi, je suis d’accord avec elle, même si j’ai quelques doutes sur l’ampleur possible de la mobilisation: réfléchir n’est vraiment pas notre sport national.
Le point de vue de l’«Autre»
La grande surprise de ce recueil est l’essai de Ruba Ghazal, québécoise d’origine palestinienne, coauteure du mémoire sur les accommodements raisonnables présenté par Québec Solidaire à la Commission Bouchard-Taylor. Outre une remarquable et très synthétiques mise en perspective historique du débat sur la laïcité, tel qu’il se déroule au Québec et dans le monde, Mme Ghazal apporte le point de vue «de l’intérieur» sur la pratique de l’Islam au Québec et dans le monde.
Selon elle, la majorité des musulmans pratiquent leur religion sans militantisme ni idéologie et la grande majorité d’entre eux sont convaincus que le port du voile (hidjab) est une prescription coranique au même titre que la prière cinq fois par jour et le jeûne durant le Ramadan. Et malgré cette croyance, nombreuses sont celles qui ne portent pas le voile. Autrement dit, la modernité avance malgré tout et plusieurs s’autorisent à faire leurs propres choix.
Il est intéressant de noter que Mme Ghazal évoque exactement les mêmes arguments qu’Amin Maalouf dans Le dérèglement du monde pour expliquer l’augmentation de la ferveur religieuse chez les musulmans: la religion est devenue une valeur refuge pour un grand nombre d’entre eux vivant dans la misère, sous des régimes dictatoriaux et dans le mépris de l’Occident. Interdire le port du hidjab entraînerait, selon elle, un sentiment de rejet chez tous les musulmans, pratiquants ou non, car le voile est aussi associé à la culture musulmane. «Je n’ose imaginer, écrit-elle, le contenu des discours intégristes qui seraient proférés dans certaines mosquées québécoises si on interdisait le port de signes religieux dans la fonction publique.»
Au bout du compte, il devient évident que tout se tient : intégration, tolérance, inclusion, égalité morale des individus, respect de la liberté de conscience, évolution des points de vue. Et les principes à respecter sont clairs même si les limites se discutent.
Bien sûr, je n’aime pas constater que des gens vivent sur une autre planète que moi, que leurs principes sont figés dans le temps et dans une conception du monde étrangère à la culture majoritaire. L’évolution se produira un jour, ou non. Mais je crois que la plupart conviendront, avec nous, que nous avons tous le droit à nos croyances et à nos façons de vivre, mais pas celui de les imposer aux autres. Et nous seront tous devenus postmodernes sans le savoir.
Le Québec en quête de laïcité, sous la direction de Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte. Éditions Écosociété, 2011, 164 pages.